L'important résidait dans le fait qu'il s'agissait d'un être doué et que, parmi tous ses dons, le plus intéressant, celui qui comportait une réelle impression de présence, était sa faculté d'élocution, ses mots - le don de l'expression, le don ahurissant, illuminant, le plus célébré et le plus méprisable de tous, la pulsation de lumière, ou le flot trompeur issu du coeur d'une obscurité impénétrable.
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Il avait l'air de mesurer plus de deux mètres. La couverture avait glissé et son corps en émergeait pitoyable et effrayant, comme d'un linceul. Je voyais monter et descendre sa cage thoracique, son bras s'agiter. On aurait dit qu'une représentation animée de la mort, sculptée dans un vieil ivoire, remuait une main menaçante en direction d'une foule immobile d'homme façonnés dans un bronze sombre et brillant. Je le voyais ouvrir sa bouche toute grande , ce qui lui donnait un aspect de voracité hallucinant, comme s'il voulait avaler l'air, la terre, et tous les hommes qu'il avait devant lui. J'entendais vaguement le son d'une voix grave ; sans doute criait-il. Il se laissa brusquement retomber. La civière trembla, tandis que les porteurs vacillaient et manquaient de tomber ; et, presqu'au même instant, je m'aperçus que la horde sauvage avait disparu sans qu'on l'ai vue se retirer, comme si la forêt qui avait soudainement propulsé ces créatures les avait réingurgitées dans une longue aspiration.
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...et ce murmure s'était révélé irrésistiblement fascinant. Il avait trouvé en lui un vibrant écho parce que son être était vide...
Joseph Conrad - Au coeur des ténébres (Heart of Darkness - 1902) - Trad. Odette Lamolle - Ed. Autrement.

L'Agneau était assis bien droit, ses mains blanches jointes sur ses genoux. Elles étaient exquises, comme les mains d'un enfant, car elle étaient aussi potelées que minuscules.
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La poitrine de L'Agneau était comme une mer blanche - une petite mer de boucles - de boucles amassées, ou comme les crêtes douces et blanches de la végétation au clair de lune ; une végétation aussi blanche que la mort, gelée au regard, mais d'une douceur voluptueuse au toucher - et mortelle aussi, car plonger la main dans cette poitrine, c'était constater qu'il n'y avait là aucune substance, seulement les boucles de l'Agneau - pas de côtes, pas d'organes ; seulement la sensation de s'enfoncer dans l'horrible mollesse d'une laine sans fin !
Et pas de coeur à découvrir ou à entendre. Une oreille posée contre cette implacable poitrine n'aurait entendu qu'un grand silence, un désert de vide ; un vide infini. Et dans ce silence les deux mains se séparèrent un court instant et les bouts des doigts se touchèrent étrangement comme auraient pu le faire ceux d'un chanoine, mais pour quelques secondes à peine avant de se retrouver de nouveau, de sorte que les paumes se rejoignirent en faisant un bruit semblable à un râle lointain à la recherche de son souffle.
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C'était un lieu délaissé. Un lieu vide. Comme si une gigantesque marée avait pour toujours quitté des rives où autrefois le bruit des voix avait résonné.
A une époque reculée, ces solitudes abandonnées avaient été habitées par l'espoir, l'excitation et les conjectures sur les possibilités de changer le monde ! Mais ces temps étaient révolus derrière l'horizon. Il ne restait plus qu'une sorte d'épave. Une épave de métal. Elle partait en spirale ; elle formait de grands arcs ; elle s'élançait, étages après étages ; elle était suspendue au-dessus d'immenses puits de ténèbres ; elle dessinait des escaliers gigantesques qui ne venaient de nulle part et ne menaient nulle part. Elle conduisait toujours plus loin ; perspectives de métal oublié, moribond, rigide, immobilisé en milliers d'attitudes morbides ; et pas un rat, pas une souris, pas une chauve-souris, pas une araignée. Seul l'Agneau assis sur son grand trône, un léger sourire aux lèvres , seul dans le luxe de cette salle voutée, où le tapis rouge était comme du sang et ou les murs étaient couverts de livres qui grimpaient... grimpaient... grimpaient... grimpaient... volume après volume, jusqu'à être engloutis par l'ombre.
Mais l'Agneau n'était pas heureux car, bien que son cerveau eût la transparence de la glace, le vide qui aurait dû recevoir son âme bouillonnait d'un mal horrible. Car sa mémoire était à la fois aiguë et immense et il pouvait se rappeler non seulement l'époque où la salle obscure était remplie de suppliants de toutes formes et de tous types à divers stade de mutations et de sinistres transformations, mais aussi des personnages eux-mêmes, dans les profondeurs des siècles, chacun avec ses particularités, gestes, attitudes, et visages , chacuns avec ses textures, sa crinière ou sa barbe ; les mouchetés, les rayés, les alezans et ceux qui n'avaient aucun trait particulier. Il les avait tous connus. Il les avait réunis selon son bon vouloir, car en ses jours sereins le monde était rempli de créatures et il lui suffisait de faire résonner sa voix douce pour qu'elles courent et rassemblent autour de son trône en toute hâte.
Mais ces jours florissants étaient désormais très lointains, car peu à peu ces créatures étaient mortes, les unes après les autres - les expériences étaient sans précédent.
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Car pour l'Agneau le plus délicieux plaisir était celui de dégrader. D'intervenir et de transformer de telle façon que, par le subtil enchevêtrement de la terreur et de la vile flatterie, ses victimes imprudentes les unes après les autres, perdaient leur volonté propre et commmençaient à se désintégrer, non seulement moralement, mais aussi physiquement. C'était alors qu'il exerçait sur elles une pression infernale car, ayant étudié leurs divers types (ses petits doigts blancs papillonnant ici et là sur les visages osseux de tant de têtes tremblantes), il les soumettait à sa volonté et les réduisait à un état où leur seul désir était de faire ce qu'il voulait qu'elles fissent, et d'être ce qu'il voulait qu'elles fussent. De sorte que graduellement, l'apparence et le caractère des bêtes auxquelles ces créatures avaient vaguement ressemblé s'étaient accentués et de légers signes étaient apparus, une inflexion, par exemple, dans une voix où elle avait été jusqu'alors absente, où une façon de secouer la tête comme un cerf, ou de la baisser comme une poule qui se précipite sur sa nourriture.
Mervyn Peake (1) - Titus dans les ténèbres ( Boy in Darkness - 1956) - Trad. Bernard Hoepffner - Ed.Joelle Losfeld.

Titus dans les ténèbres (Boy in Darkness) se rattache au cycle de Gormenghast. La nouvelle fut publiée pour la première fois en 1956 dans l'anthologie Sometime, Never: Three Tales of Imagination avec deux autres textes, l'un de William Golding, l'autre de John Wyndham.