Gotha.

Aux Girondins, de la part de celui qui vient d'un pays où il n'y a pas de marée.

Mascaret : Vague déferlante produite dans certains estuaires par la rencontre du courant descendant du fleuve et du flot montant de la mer. P.métaph. et au fig. Synon. raz de marée.

Lorsqu'on lit, il faudrait remarquer et savourer les détails. Il n'y a rien à redire au clair de lune des idées générales lorsqu'il intervient après que l'on a recueilli avec amour tous les petits éclats du soleil des livres (...) le bon lecteur est celui qui possède de l'imagination, de la mémoire, un dictionnaire et quelque sens artistique.
Nabokov.

De retour du séminaire de Jean-Yves Tadié (dans le cadre du cours d'Antoine Compagnon au Collège de France), j'ai repris le fragment sur lequel il s'était appuyé. Mon attention fut attirée par ce qui n'est peut-être qu'un détail, la répétition à quelques lignes d'intervalle du mot mascaret. Bizarre non ?

1) Je pressais le pas pour le fuir comme un voyageur poursuivi par le mascaret, je tournais en cercle dans les places noires, d'où je ne pouvais plus sortir.

2) Cependant l'obscurité persiste; plongés dans cet élément nouveau, les habitués de Jupien croyant avoir voyagé, être venus assister à un phénomène naturel comme un mascaret ou comme une éclipse, et goûter au lieu d'un plaisir tout préparé et sédentaire celui d'une rencontre fortuite dans l'inconnu, célébraient, aux grondements volcaniques des bombes, au pied d'un mauvais lieu pompéien, des rites secrets dans les ténèbres des catacombes.

Ce genre de détail (les petits éclats du soleil des livres) m'intrigue et pour dire le vrai m'amuse, et puis il faut bien tuer le temps.
Reprenons donc depuis le début.
Dans la nuit du 30 au 31 janvier 1918, Paris a été bombardé pour la première fois par les Gothas allemands (250 bombes, 75 †).
Le 13 février 1918, Proust écrit à Mme Strauss :

(...) Je tâcherais de venir sans Gothas,comme vous dites, et bien que je me trouve jamais sorti que les soirs de zeppelins, d'orage etc. Le soir des Gothas j'étais allé entendre le deuxième quatuor de Borodine chez les Gabriel de La Rochefoucauld. Comme j'étais parti presque au moment où la sirène a commencé, j'aurais pu être rentré très vite et éviter (c'aurait été la première fois) d'être dans la rue à ce moment-là. Mais le vieux chauffeur que j'avais pris n'a pu mettre en marche rue Murillo, et a eu ensuite une panne d'une demie heure avenue de Messine de sorte que n'ayant pas la patience d'attendre dans la voiture et restant à coté d'elle, j'ai tout entendu parfaitement. Mais le vieux chauffeur devait être sourd car quand arrivé chez moi je lui ai dit que s'il avait peur de rentrer, je pouvais le coucher dans mon petit salon, il m'a répondu : "Oh ! non je pars pour Grenelle. Ce n'est qu'une fausse alerte et il n'est rien venu du tout sur Paris." Une bombe éclatait rue d'Athènes à cinq minutes de chez moi pendant qu'il disait cela (...)

Si l'évènement frappe Proust c'est à double titre. D'abord d'abord le bruit (la soirée avait d'ailleurs commencé sous le signe de l'écoute, celle du quatuor de Borodine) - j'ai tout entendu parfaitement - mais aussi paradoxalement la non perception de ce bruit - le vieux chauffeur devait être sourd.
Proust entend parfaitement, le chauffeur n'entend rien mais personne ne voit.
Mais qu'y avait-il à voir ? Des avions. Revenons au texte.

Parfois seulement, un avion ennemi qui volait assez bas éclairait le point où il voulait jeter une bombe. Je ne retrouvais plus mon chemin. Je pensai à ce jour, en allant à la Raspelière, où j'avais rencontré, comme un dieu qui avait fait se cabrer mon cheval, un avion.

La scène fait écho en l'inversant à la première rencontre faite par le narrateur avec un aéroplane dans Sodome et Gomorrhe (TII, p1029, éd Clarac)

Tout à coup mon cheval se cabra; il avait entendu un bruit singulier, j’eus peine à le maîtriser et à ne pas être jeté à terre, puis je levai vers le point d’où semblait venir ce bruit mes yeux pleins de larmes, et je vis à une cinquantaine de mètres au-dessus de moi, dans le soleil, entre deux grandes ailes d’acier étincelant qui l’emportaient, un être dont la figure peu distincte me parut ressembler à celle d’un homme. Je fus aussi ému que pouvait l’être un Grec qui voyait pour la première fois un demi-Dieu. Je pleurais aussi, car j’étais prêt à pleurer, du moment que j’avais reconnu que le bruit venait d’au-dessus de ma tête—les aéroplanes étaient encore rares à cette époque—à la pensée que ce que j’allais voir pour la première fois c’était un aéroplane. Alors, comme quand on sent venir dans un journal une parole émouvante, je n’attendais que d’avoir aperçu l’avion pour fondre en larmes. Cependant l’aviateur sembla hésiter sur sa voie; je sentais ouvertes devant lui—devant moi, si l’habitude ne m’avait pas fait prisonnier—toutes les routes de l’espace, de la vie; il poussa plus loin, plana quelques instants au-dessus de la mer, puis prenant brusquement son parti, semblant céder à quelque attraction inverse de celle de la pesanteur, comme retournant dans sa patrie, d’un léger mouvement de ses ailes d’or il piqua droit vers le ciel.

On sait que l'avion est l'un des motifs qui courent tout au long de La Recherche. Il est bien entendu lié à la figure Alfred Agostinelli. Chauffeur-secrétaire, il fut le grand amour de Proust. Début décembre 1913, Agostinelli s'enfuit à Antibes. Il souhaite devenir aviateur et prend des cours de pilotage sous le nom de "Marcel Swann". Proust fera tout pour le faire revenir mais rien n'y fait. Le 30 mai 1914, Agostinelli vole au dessus de l'eau. Pour des raisons encore mal connues, l'appareil s'abime dans la mer. Agostinelli, ne sachant pas nager, meurt noyé, englouti.

Dans La Prisonnière (TIII, p407, éd Clarac), l'avion fait l'une de ses plus belles apparitions.

C'était comme le bourdonnement d'une guêpe. « Tiens, me dit Albertine, il y a un aéroplane, il est très haut, très haut. » Je regardais autour de moi, mais comme le promeneur couché dans un champ, je ne voyais, sans aucune tâche noire, que la paleur intacte du bleu sans mélange. J'entendais pourtant le bourdonnement des ailes qui tout d'un coup entrèrent dans le champ de ma vision. Là-haut, de miniscules ailes brunes et brillantes fronçaient le bleu uni du ciel inaltérable. J'avais pu enfin attacher le bourdonnement à sa cause, à ce petit insecte qui trépidait là-haut, sans doute à bien deux milles mètres de hauteur ; je le voyais bruire (...) un aéroplane à deux mille mètres n'est pas plus loin qu'un train à deux kilomètres, est plus près même, le trajet identique s'effectuant dans un milieu plus pur, sans séparation entre le voyageur et son point de départ, de même que sur la mer ou dans les plaines, par un temps calme, le remous d'un navire déjà loin ou le souffle d'un seul zéphyr raye l'océan des flots ou des blés.

Pur moment de bonheur - épiphanie synesthésique - où l'ouie et la vue sont confondues.
On notera également le jeu d'échos et d'oppositions avec le texte de référence (diurne/nocturne, zéphyr/tempête, navire /iceberg-Titanic, les blés etc.)

Certes et le mascaret dans tout ça me direz vous ? On y arrive mais encore un petit détour via le dictionnaire (il faut savoir respecter les impératifs nabokoviens).
Que nous apprend le TFLI ?

Mascaret : Étymol. et Hist. 1552 masquaret (Document Archives de la Gironde 38, 71 ds DAG.). Empr. au gasc. mascaret adj. «barbouillé», employé comme subst. au sens de «boeuf dont la face est tachetée de noir, de blanc, de gris» (dér. de mascar adj. «tacheté de noir», issu d'un préindo-européen *maskaro-, lui-même dér. de la racine *mask- (cf. mâchurer) v. FEW t. 6, 1, p.438a et 439b, note 11), p. compar. des flots avec le mouvement ondulant des bovins quand ils courent. Fréq. abs. littér.: 17. Bbg. SAIN. Sources t. 1 1972 (1925), pp.261-262.

On y arrive vous disais- je !
je ne voyais, sans aucune tâche noire... or que feront, par inversion, les habitués de la maison Jupien lors de la nuit du bombardement : Cependant l'obscurité persiste; plongés dans cet élément nouveau, les habitués de Jupien croyant avoir voyagé, être venus assister à un phénomène naturel comme un mascaret ou comme une éclipse...

On trouve à ma connaissance une autre occurence de mascaret dans La Recherche : dans l'épisode dit de la visite à Doncières (Le Coté des Guermantes, TII, p71-78, éd Clarac)
Tout le début de cette épisode est placé sous le signe de l'audition, tout comme la lettre à Mme Strauss.

C’était, moins loin de Balbec que le paysage tout terrien ne l’aurait fait croire, une de ces petites cités aristocratiques et militaires, entourées d’une campagne étendue où, par les beaux jours, flotte si souvent dans le lointain une sorte de buée sonore (...)

Le narrateur qui souffre d'hyperesthésie auditive - j'ai tout entendu parfaitement écrit Proust - se livre à une série de réflexions quasi-scientifiques sur l'ouie.

Seulement il y aussi des suppressions de bruits qui ne sont pas momentanées. Celui qui est devenu entièrement sourd ne peut même pas faire chauffer auprès de lui une bouillotte de lait sans devoir guetter des yeux, sur le couvercle ouvert, le reflet blanc, hyperboréen, pareil à celui d’une tempête de neige et qui est le signe prémonitoire auquel il est sage d’obéir en retirant, comme le Seigneur arrêtant les flots, les prises électriques; car déjà l’oeuf ascendant et spasmodique du lait qui bout accomplit sa crue en quelques soulèvements obliques, enfle, arrondit quelques voiles à demi chavirées qu’avait plissées la crème, en lance dans la tempête une en nacre et que l’interruption des courants, si l’orage électrique est conjuré à temps, fera toutes tournoyer sur elles-mêmes et jettera à la dérive, changées en pétales de magnolia. Mais si le malade n’avait pas pris assez vite les précautions nécessaires, bientôt ses livres et sa montre engloutis, émergeant à peine d’une mer blanche après ce mascaret lacté, il serait obligé d’appeler au secours sa vieille bonne qui, fût-il lui-même un homme politique illustre ou un grand écrivain, lui dirait qu’il n’a pas plus de raison qu’un enfant de cinq ans (...) Et pour ce sourd total, comme la perte d’un sens ajoute autant de beauté au monde que ne fait son acquisition, c’est avec délices qu’il se promène maintenant sur une Terre presque édénique où le son n’a pas encore été créé. (...) Comme sur la scène encore, le monument que le sourd voit de sa fenêtre—caserne, église, mairie—n’est qu’un décor. Si un jour il vient à s’écrouler, il pourra émettre un nuage de poussière et des décombres visibles; mais moins matériel même qu’un palais de théâtre dont il n’a pourtant pas la minceur, il tombera dans l’univers magique sans que la chute de ses lourdes pierres de taille ternisse de la vulgarité d’aucun bruit la chasteté du silence.

Ici encore un jeu d'oppositions et d'échos (grondement volcaniques des bombes, vices / chasteté du silence, noir/blanc, nuage de poussière, Pompéi, décombres, bombardement etc.) mais aussi ambivalence de ce silence imposé. Si la perte d’un sens ajoute autant de beauté au monde que ne fait son acquisition, il ne vous prémunit pas contre le mascaret qui viendra engloutir et le livre et la montre, qui transforme le grand écrivain en enfant de cinq ans. Rien de fascinant dans ce mascaret là. On ne peut qu'appeler au secours ou essayer de le fuir.
Deux mascarets, l'un lié à la vue, l'autre à l'ouie.
Le bonheur, se sera pour plus tard, dans le bourdonnement d'un avion, dans la brillance de ses ailes, dans la fusion des sens - je le voyais bruire, bonheur oh combien fugace puisque viendra le temps des Gothas et qu'au ciel à la paleur intacte du bleu sans mélange se substituera les ténèbres des catacombes

Mais peut-être ai-je fait un peu trop preuve d'imagination ?