J'ai eu la chance de pouvoir assister aux deux premières heures du cours que consacre Antoine Compagnon à Marcel Proust, cours intitulé : Proust, mémoire de la littérature.
Pour résumer hativement (pour une synthèse plus complète il faudra se reporter ici) A.Compagnon a donné trois définitions de ce qu'il nomme mémoire de la littérature.
- Une définition "objective".
La mémoire dont la littérature peut faire l'objet; le souvenir que l'on a de la littérature. On se souvient de la littérature
- Une définition "subjective".
La mémoire que détient la littérature, ce dont elle se souvient, la capacité qu'elle a de se souvenir de tout, de l'écume des jours; la littérature comme mémoire et somme de la culture.
- A ces deux définitions, A.Compagnon en rajoute une troisième qui est comme le repli des deux premières l'une sur l'autre.
La littérature se souvient de la littérature, la littérature comme objet et sujet de la mémoire. Loin d'y voir un enfermement, une autonomisation de la littérature (une littérature qui ne parlerait que de littérature, l'intertextualité comme alpha et oméga, travers dans lequel serait tombé la critique des années 60 et 70), Compagnon y voit plutôt une ouverture sur le monde. C'est comme cela que la littérature parle du monde, la littérature est grosse de la littérature (citations, allusions etc...), alors les morts peuvent renaître (Borges) et la littérature devenir lieu de transmission.
En sortant du Collège de France, j'ai repris la lecture de l'Agatha Christie que j'avais du interrompre (je sais c'est snob...) et suis tombé sur ceci avec ravissement (je précise que la scène se déroule quelques heures après la découverte du cadavre)

On leur servit les canards froids au diner. Et, après les canards, une crème caramel qui témoignait, selon lady Angkatell, du tact infini dont savait faire preuve Mrs Medway dans les circonstances les plus délicates.
L'art culinaire, leur confia-t-elle, offrait aux âmes bien nées un éventail quasi illimité de recettes susceptibles de souligner l'exquise délicatesse de leurs sentiments.
- Mrs Medway sait que nous n'apprécions que modérément la crème caramel. Il eût été indécent de manger notre gâteau préféré le jour de la mort d'un ami. Mais la crême caramel, ça passe si facilement...ça glisse, si vous voyez ce que je veux dire...et on en laisse toujours un peu dans son assiette.
Agatha Christie - Le Vallon.

Et j'ai bien entendu pensé immédiatement à ce portrait de Françoise dans la Recherche.

Elle possédait à l’égard des choses qui peuvent ou ne peuvent pas se faire un code impérieux, abondant, subtil et intransigeant sur des distinctions insaisissables ou oiseuses (ce qui lui donnait l’apparence de ces lois antiques qui, à côté de prescriptions féroces comme de massacrer les enfants à la mamelle, défendent avec une délicatesse exagérée de faire bouillir le chevreau dans le lait de sa mère, ou de manger dans un animal le nerf de la cuisse). Ce code, si l’on en jugeait par l’entêtement soudain qu’elle mettait à ne pas vouloir faire certaines commissions que nous lui donnions, semblait avoir prévu des complexités sociales et des raffinements mondains tels que rien dans l’entourage de Françoise et dans sa vie de domestique de village n’avait pu les lui suggérer; et l’on était obligé de se dire qu’il y avait en elle un passé français très ancien, noble et mal compris, comme dans ces cités manufacturières où de vieux hôtels témoignent qu’il y eut jadis une vie de cour, et où les ouvriers d’une usine de produits chimiques travaillent au milieu de délicates sculptures qui représentent le miracle de saint Théophile ou les quatre fils Aymon.
Marcel Proust - Du côté de chez Swann.

Je ne sais pas si Agatha Christie a lu Proust, mais il m'a semblé voir dans cet écho entre ces deux textes de valeur bien entendu inégale, et du fait même de cette inégalité, comme la trace de ce qu'il faut bien nommer une civilisation.
Je pense que je retournerai écouter A.Compagnon.