A une lectrice qui souhaitait lire quelques romans anglais, je conseillai la lecture du Maître de Ballantrae de Stevenson et de Confession du pécheur justifié de James Hogg (1). Peu de temps après, coïncidence et hasard, au gré de mes flâneries je découvris que venait de sortir un petit ouvrage signé de Jérome Prieur - Roman noir - dans lequel un chapitre était consacré au roman de James Hogg.
Ecossais, James Hogg (1770-1835) mena toute sa vie une double carrière d'agriculteur (piètre gestionnaire il fit de nombreuses faillites) et de poète (il signait ses textes Le berger d'Ettrick). Bénéficiant de l'amitié de Walter Scott, il collabora au Blackwood’s Magazine et si ses poèmes, chants, ballades sont oubliés, Private Memoirs and Confessions of a Justified Sinner (1824) reste son oeuvre majeur.
Etrange destin que celui de ce texte (Prieur fait remarquer qu'il n'est étonnement jamais mentionné par Borges). Traduit en 1948 par Dominique Aury dans la revue La Table Ronde (la même année il est également traduit par Jacques Papy sous le titre Les Confessions d'un fanatique - pour le compte des éditions Marguerat, Lausanne), il est édité en 1949 au édition Charlot avec une préface louangeuse d'André Gide (Je le tiens pour une réussite extraordinaire...), figure dans la bibliothèque de Breton, fut apprécié entre autres par Henri Thomas. Il entrera dans le catalogue de la maison Gallimard en 1953. Et pourtant a-t-il vraiment ressurgit de l'ombre où depuis plus d'un siècle il nous attend ?
Le texte est structuré en trois parties.
La première - Récit d'un chroniqueur - nous conte, par la voix de l'éditeur, de façon objective la rivalité entre George Cowan élevé par un père bon vivant et son demi-frère batard Robert Wringhim Cowan élevé par un pasteur rigoriste.

Robert rencontra pour la première fois le jeune laird, son frère, à un match de tennis. Les prouesses et l'adresse du jeune squire lui attirèrent les plus vives louanges de ses partenaires (...). Le nom du héros eut vite fait le tour du cercle, et quand son frère Robert, qui était là en spectateur, apprit quel était celui qui se faisait si fort applaudir, il vint se planter immédiatement derrière lui tout le temps que dura le jeu; et il n'arrêta pas de faire des réflexions blessantes pour se moquer de lui.
(...)
Mais à la longue les choses en vinrent à une crise qui dépassa les limites du jeu. Georges, en courant en arrière pour rattraper une balle se heurta par inadvertance à ce fâcheux que non seulement il le renversa, mais aussi s'effondra en travers de ses jambes; et tandis qu'il se relevait, l'autre lui envoya un tel coup de pied (...). Georges irrité au-delà de toute mesure, comme on le conçoit, et particulièrement par le coup meurtrier qui l'avait visé, frappa l'assaillant de sa raquette, légèrement, mais assez fort pour faire jaillir le sang du nez et de la bouche...(2)

La rivalité ira s'accentuant, tout oppose les deux frères, et cette première partie se termine par l'élucidation (la presque élucidation) du mystère entourant la mort de Georges Cowan.

La seconde partie - Mémoires intimes et confession du pécheur justifié rédigés par lui-même - est comme son nom l'indique écrite du point de vue de Robert Wringhim Cowan (des scènes de la première partie sont revues). Elle retrace la vie de celui qui se présente comme un pécheur justifié.
Eduqué par un pasteur calviniste, il pousse la doctrine de la prédestination dans ses dernières limites en abolissant la frontière entre le Bien et le Mal. Celui qui est sauvé, l'est quoiqu'il fasse, même le pire. Le meurtre est alors justifié puisque le plus intangible de tous les dogmes chrétiens est celui de l'infaillibilité des élus.
Le jour où il apprend de son père qu'il est un élu, Robert fait une étrange rencontre.

Tandis que j'allais ainsi mon chemin, je m'aperçus qu'un jeune homme mystérieusement apparu s'avançait vers moi. Tout occupé de ma propre contemplation, j'essayai de l'éviter; mais il se jeta en travers de ma route, si bien quil ne m'était guère possible de ne pas le rencontrer (...).
Le jeune étranger et moi approchâmes l'un de l'autre en silence et lentement, chacun tenant les yeux fixés sur l'autre. Nous approchâmes jusqu'à un mètre l'un de l'autre, puis nous arrêtâmes pour nous regarder, en nous mesurant chacun des pieds à la tête. Quelle ne fut ma stupeur de m'apercevoir qu'il était le même être que moi !
(...)
- Vous croyez que je suis votre frère, dit-il; ou que je suis votre seconde moitié; je suis en effet votre frère, non pas selon la chair, mais parce que j'ai foi dans les mêmes vérités (...).

Commence alors un extraordinaire jeu de brouillage entres les diverses identités, celle de Robert, de son frère, du double, brouillage qui fait suite à la confusion entre le Bien et le Mal, brouillage d'autant plus renforcé que le double semble posséder un pouvoir mimétique.

Je m'imaginais la plupart du temps être deux personnes à la foi. Quant j'étais couché dans mon lit, je croyais que nous y étions deux; quand je m'asseyais je voyais toujours quelqu'un d'autre, et toujours à la même place par rapport à l'endroit où je me tenais, c'est-à-dire à environ trois pas de moi vers la gauche (...). Ce qu'il y avait de plus contrariant c'est que je m'imaginais rarement être moi-même l'une de ces deux personnes. Je croyais la plupart du temps que mon compagnon était l'une, et mon frère l'autre; et je m'aperçus qu'être obligé de parler et de répondre en assumant la personnalité de quelqu'un d'autre, était à la longue quelque chose de très embarrassant.

Le double peut être aussi spectateur.

Mais c'est exactement ainsi que mon illustre ami me l'a décrit ensuite, et je peux me fier implicitement à ses renseignements, car à ce moment là il était spectateur, tandis que j'avais tous les sens bouleversés, et il ne pouvait avoir aucune raison de dire quelque chose qui ne fût pas l'exacte vérité.

Toute une partie de son existence semble échapper à Robert.

Je ne me comprenais pas moi-même. Ou bien j'avais une seconde moitié, qui réglait des affaires sous mon apparence, ou bien mon corps était par moments la proie d'un esprit dont il n'était pas maître, et qui agissait sans que mon âme en ait aucunement conscience.

Si on peut reconnaitre la figure classique décrite par Otto Rank dont la caractéristique est un puissant sentiment de culpabilité qui pousse le héros à ne plus prendre sur lui la responsabilité de certaines actions de son Moi, mais à en charger un autre Moi, un Double, qui est personifié dans le Diable lui-même ou dans un symbole (3), il me semble que Hogg va plus loin puisqu'il instaure une confusion entre "le bon" et "le mauvais" double et qu'il n'existe pas un bon original et un double mauvais.

Quel affreux état ! Et pourtant le rejeter était impossible (...). Mon sentiment dominant, vers cette époque, était le désir insatiable de quelque chose qu'il m'était impossible de décrire ou de définir, à moins de dire que c'était l'oubli total.

Dans la troisième partie - Epilogue - qui prend place un siècle plus tard après les faits, nous retrouvons l'éditeur, qui suite à une lettre de James Hogg (4) elle-même parue dans le Blackwood’s Magazine, part afin de vérifier les dires du poète et retrouvera dans une tombe un manuscrit intitulé : Mémoires intimes et confessions d'un pécheur justifié rédigés par lui-même, Fideli certa merces.
La boucle est bouclée mais l'éditeur est forcé de constater que

Quant à l'ouvrage lui-même, je n'ose pas risquer de jugement, car je ne le comprends pas.

En juin 49, dans le n°37 de Critique, G.Bataille fait une critique du texte de Hogg. Il l'intitule Un roman monstrueux. Tout simplement.

(Cette note est dédiée à Damien et à Anaximandrake)

(1) On a quelque peu glosé
- pour savoir si Hogg était réellement l'auteur des Confessions, il semblerait que rien ne prouve le contraire.
- sur l'influence de Hogg (au-delà de la thématique commune) sur Stevenson. La seule mention directe de Hogg par Stevenson se trouverait dans une lettre de celui-ci en date du 17 Mai 1791 (on m'excusera sur le coté lacunaire de la source mais je n'ai pas trouvé mieux).
2) La traduction est celle de Dominique Aury disponible dans la collection L'Imaginaire.
3) Otto Rank - Une étude sur le Double.
4) Cette lettre fit vraiment l'objet d'une publication dans le n° d'avril 1823 du Blackwood’s Magazine, quelques mois avant la parution du livre.