The Conversation (1974) / The Nine (2006)

La démocratie ramène l'homme sans cesse vers lui seul et menace de le renfermer enfin tout entier dans la solitude de son propre coeur.
Tocqueville

Revoyant The Long Goodbye (1973) de Robert Altman, les premiers mots qui me vinrent à l'esprit furent ceux de nonchalance mélancolique. Il me faut dire que la perception de cet état, qui me semblait commun à une bonne partie de la production cinématographique américaine des années 70, se trouva renforcée par une expérience a-contrario : la vision de quelques séries TV made in USA parmi les plus récentes (Lost, The Nine, Six Degrees).
D'un côté (le cinéma des années 70) une structure lacunaire, un étirement du tissu narratif (la nonchalance) occasionnant des déchirures dans lesquelles venait s'engouffrer la mélancolie, de l'autre l’idée toujours plus prégnante qu’un récit, ça se fabrique et que la fabrique s’est peu à peu confondue avec le récit lui-même, la maîtrise pour ne pas dire la fermeture (peut-il exister un au-delà du méta ?).
Mais cette mélancolie il me fallait me l'expliquer.



Un détour chez deux auteurs français du XIXème siècle, observateurs critiques de l'ordre démocratique, était nécessaire.
Pour l'un Benjamin Constant:

L'individu, perdu dans la multitude, n'aperçoit presque jamais l'influence qu'il exerce. Jamais sa volonté ne s'empreint sur l'ensemble, rien ne constate à ses propres yeux sa coopération.




Pour l'autre Alexis de Tocqueville :

Chez les peuples démocratiques, les hommes obtiennent aisément une certaine égalité; ils ne sauraient atteindre celle qu'ils désirent. Celle-ci recule chaque jour devant eux, mais sans jamais se dérober à leurs regards, et, en se retirant, elle les attire à sa poursuite. Sans cesse ils croient qu'ils vont la saisir, et elle échappe sans cesse à leurs étreintes. Ils voient d'assez près pour connaître ses charmes, ils ne l'approchent pas assez pour en jouir, et ils meurent avant d'avoir savouré pleinement ses douceurs.
C'est à ces causes qu'il faut attribuer la mélancolie singulière que les habitants des contrées démocratiques font souvent voir au sein de leur abondance, et ces dégoûts de la vie qui viennent quelquefois les saisir au milieu d'une existence aisée et tranquille.

A ce double constat, j'ajoute les commentaires de Jean Borie dans ce texte remarquable : Il y a une mélancolie du désir moderne - qu'il soit romantique ou vulgaire, « réaliste » - qui vient de ce que, presque tous les désirs étant légitimes, et les satisfactions n'étant jamais complètes, le sujet ne sait plus quoi désirer, sans parvenir pour autant à renoncer au désir. Ce désir sans objet précis et sans loi - que Durkheim plus tard appellera anomique -, on en trouve les manifestations et les traces à toutes les pages de la Démocratie en Amérique.(...) Il (Tocqueville) a perçu, avec autant d'acuité que les poètes, la mélancolie associée au désir moderne. Dans son second volume, il revient avec complaisance sur le nomadisme inquiet des Américains, sur le malaise de l'envie, que les satisfactions n'apaisent qu'un instant. La mélancolie est universelle, elle agit comme une fatalité (...).
On comprend dès lors que le Philip Marlowe d'Altman et le Harry Caul de Coppola n'aient guère eu le choix.
Ce que nous montrait un certain cinéma américain des années 70, de façon radicale, c'est que l'individualisme n'est pas seulement une morale ou une idéologie mais avant tout une situation.
On conçoit, que face à un tel constat critique de la modernité, la machine hollywoodienne (elle loge maintenant - avec talent, il faut en convenir, mais là n'est pas le sujet - au sein des principaux networks TV) se devait de reprendre la main.
A la question comment représenter une société d'individus (les naufragés de Lost, les ex-otages de The Nine, les Newyorkais de Six Degrees...), les séries américaines répondent en affichant le programme : pas de place pour un double-fond, tout doit être visible (passé, présent, futur, la machinerie...), le souci de la transparence porté à son comble. Au Is it over? de La Guerre des mondes de Spielberg, elles (work in progress ayant pour objet la constitution d'une communauté et dont la principale fonction est de nous rassurer, du moins de ne pas nous désespérer) nous apportent une réponse affirmative. Un oui qui se veut franc et massif où le doute, la mélancolie sont à jamais bannis.