A S. qui me disait avoir apprécié le lien menant à l'intervention de Jean-Claude Casanova - comme il est doux ne pas se sentir complètement inutile - j'expliquais que si j'en avais fait mention c'est en pensant à l'intervention israélienne au Liban, qu'il me semblait que la méthode proposée par Casanova permettait de comprendre les motivations du gouvernement israélien. Et que, d'autre part, en mettant l'accent sur une définition de la politique comme l'alliance de la décision et de l'incertitude, l'auteur montrait bien qu'il ne peut y avoir de politique, ou alors on n'est pas dans l'ordre du politique, qui ne s'incarne dans le réel, qui ne finisse par avoir des effets aussi "désagréables" puissent-ils être.
Le soir même où j'écrivais ce post, j'ai lu cette histoire (via Foire à tout) qui finalement résume assez bien le problème.

Trois touristes, un Américain, un Français et un Israélien, sont capturés par des cannibales. Leur chef leur annonce qu’ils vont être cuits et mangés. Mais comme c’est aussi un gentleman (X, ENA etc.) il leur propose de leur accorder leur dernière volonté à chacun.
L’Américain demande un Scotch et un gros hamburger. Il est exaucé.
Le Français demande un Bordeaux et un cassoulet. Il est exaucé.
L’Israélien lui sollicite que le chef cannibale veuille bien lui pincer le derrière.
Ce dernier le regarde hébété et signifie à son prisonnier qu’il ne comprend peut-être pas qu’il s’agit de sa dernière volonté ici-bas. L’Israélien maintient qu’il désire bien que le chef cannibale le pince au derrière. Ce dernier s’exécute après quoi l’Israélien sort un gros calibre et abat le chef cannibale.
Les deux autres, stupéfaits, lui demandent : « Mais si vous possédiez de quoi vous défendre, pourquoi avez-vous attendu qu’il vous pince le derrière ? »
L’Israélien répond : « Je ne voulais pas qu’on m’accuse de réaction disproportionnée.

Moins drôle mais fort intéressant l'article d'Ariel Colonomos dans le journal Libération du jour :
La riposte d'Israël contre le Liban semble excessive. Elle n'est pourtant pas irrationnelle.
Le chercheur (Ariel Colonomos est chercheur au CNRS (Ceri), enseignant à Sciences-Po et à l'université Columbia de New York) insiste sur la nouvelle définition de la proportionalité qu'implique l'intervention israélienne. Il ne s'agit plus de mesurer les dangers et les peines au temps présent (c'est moi qui souligne), mais de se prémunir contre une attaque future (Pour autant, il n'est pas possible de faire l'impasse sur le danger que représentent 10 000 roquettes déployées aux frontières), de placer dès maintenant la barre au plus haut.

Mais la proportionnalité a ici un autre sens. Comme, à moyen et à long terme, le coût de l'inaction est très conséquent, les Israéliens prennent des mesures lourdes pour prévenir des attaques en voulant créer la dissuasion, surtout en détruisant les infrastructures d'un ennemi dont les intentions malignes sont avérées. Cette différence avec l'usage classique de la proportionnalité (mesurer les dangers et les peines au temps présent) rend délicat le maniement de cette catégorie.

D'autre part Colonomos montre bien l'utilisation faite par le Hezbollah des populations civiles (avec ou sans leur consentement) comme force de dissuasion.

Les mouvements terroristes et les milices font payer le prix de leurs agissements aux civils des Etats où ils s'installent. Leurs dirigeants jouent sciemment avec la proportionnalité (et la discrimination civils­militaires) en instituant un jeu radicalement pervers. Les dirigeants du Hezbollah semblent avoir été les premiers surpris de constater qu'Israël a décidé de ne pas s'y laisser prendre.

D'un coté donc un Etat dont la riposte peut sembler excessive, de l'autre une organisation qui renverse la règle classique qui veut que les militaires mettent en jeu leur vie, tandis que les civils ne doivent pas être exposés.
La proportionnalité aurait-elle fait son temps et quelles sont les alternatives ? se demande Colonomos.

Il faut partir de principes pour appeler des solutions pragmatiques, compte tenu de la nécessité de prévenir des dangers sérieux. En complément de la retenue, l'idée ancienne de la minimisation de la souffrance inutile et indue est centrale. Afin de ne pas voir l'armée israélienne faire le travail qu'aurait dû faire une «police mondiale», c'est aux Etats d'être suffisamment coercitifs pour empêcher des aventures telles que celle du Hezbollah. Il est urgent d'établir des règles claires qui rendent hors la loi la prise en otage des civils, cela même lorsqu'ils sont consentants. Les civils sont soit peu informés ou aveugles de la proximité des combattants, soit habitués à les côtoyer et enclins à accepter leur voisinage. Ils peuvent aussi être des sympathisants. Il est urgent d'instaurer un débat qui pose les implications de ce consentement et définit des règles d'action. Il est trop tard, après coup, de déplorer dans la perplexité l'usage des boucliers humains. Il faut exiger des Etats qui décident de faire usage de la force pour combattre un danger imminent ou sérieux qu'ils consultent d'autres membres de la société des Etats, instituer une logique de coalition dans la concertation. L'absence d'une réponse sérieuse vaudrait consentement. Aujourd'hui, les Etats occidentaux ne condamnent pas formellement Israël mais certains de ses dirigeants réprouvent sa conduite. Quelle autre solution auraient-ils eu à proposer ? L'usage de la force implique la responsabilité de tous les belligérants, de leurs complices, de ceux qui les abritent, des Etats tiers. Un préalable pour remédier à la souffrance des innocents.

Au fond ce que Colonomos demande à la communauté internationale c'est de faire de la politique.



On lira également avec profit les analyses de Ludovic Monnerat, ainsi que l'article du New York Times sur l'utilisation des populations civiles.