Un feu de sorbier rouge flambe au verger mais qui pourrait-il réchauffer ?
Iessenine

Je suis fatigué, las serait d'ailleurs plus juste. Et ce n'est pas la lecture de Jan Zabrana (1) qui va arranger les choses.
Zabrana (1931-1984) est tchèque. En 1950, sa mère est condamnée à 18 ans de prison par le pouvoir communiste. Lorsqu'elle est libérée en mai 1960, il se souvient : Elle était venue me voir à Podoli telle qu'on l'avait relachée, en godillots, dans son manteau bleu, imprégnée de la poussière d'onze années de placard, d'une étoffe bleu vert détendue avec une dentelle comme au siècle dernier (...). Souvenir de la varice de sa jambe droite, à peine visible à son arrestation, et qui à présent, onze ans plus tard, remontait, longue, tortueuse, saillante, tout le long de sa jambe (elle me faisait horreur comme un serpent). En 1952, son père est arrêté. La même année Zabrana sera exclu de l'université pour "inaptitude politique à l'étude". Après avoir travaillé en usine, il devient, en 1955, traducteur, activité qu'il exercera jusqu'à sa mort. Sa vie lui aura été volée : Ce que la vie m'a pris m'a-t-il élevé, m'a-t-il ennobli ? Quand je pense à l'année 1950 et aux suivantes, j'ai envi de hurler comme un chien, aujourd'hui encore... On comprend qu'il ne porte pas dans son coeur les communistes, contre le communisme, je suis, et serai prêt à m'associer avec n'importe qui - sauf les communistes.
Toute sa vie il tiendra des carnets (1100 pages) et la présente édition française ne représente qu'un-dixième de l'édition originale.
Zabrana est hanté par la vérité; je n'aime pas les gens indifférents à la vérité écrit-il en citant Pasternak. Ces notes ne sont pas un journal mais un diagnostic. Le mien. Diagnostic sans concession.Ceux qui nous gouvernent aujourd'hui sont les mêmes assassins qui pendaient des femmes dans les années 50 à la prison de Pankrac. (La veille au soir, les jeunes communistes avaient organisé des discussions publiques sur le le thème de l'Amour dans plusieurs quartiers de Prague).Ou encore : De la femme à laquelle Pouchkine dédia ces vers extatiques: "L'instant magiques ! Je me souviens:/ tu passas, incarnation de la beauté vierge,/ mirage fugitif de la pureté...", il dit dans une lettre adressée à un ami : "La nuit dernière, avec l'aide de Dieu, j'ai baisé avec Anna Mikhaïlovna." Rien ne sera épargné, pas même lui : je vieillis. La cigarette allumée dans la main gauche, je suis allé pisser. J'ignore à quoi je pensais mais en ouvrant la braguette je me suis brûlé le pénis. Je vieillis.
La vieillesse est d'ailleurs une des dominantes du recueil : Quand ils se sont vus 25 ans plus tard - un sentiment d'horreur de panique, d'injure...pourquoi le temps nous a-t-il détruits ainsi ? Que nous fait-il ? Reproche : il nous a détruits, nous justement, qui justement étions si beaux, si frais, si jeunes. Et si elle est perçue comme un naufrage, jeunes nous ignorons que les vieux ne sont pas stupides par stupidité mais par fatigue, à l'opposé la jeunesse n'est pas non plus magnifiée : Ceux qui ont vécu leur premier amour aux chantiers de jeunesse. Au temps de l'autoprojection totale, où tout alentour est jeunesse joyeuse, enchantée, étincelante. Ceux-là sont prêts à fermer l'oeil sur un meurtre, de temps à autre. Ne reste que le goût amer d'une vie suspendue , l'homme devient adulte, entre autres, lorsqu'il est prêt, un beau jour, à assumer son échec, sa défaite, la mort de ses rêves, son rien-de-rien. De son vivant, dans cette vie, et le sentiment irrémédiable de la douleur : Combien ont-ils été ceux qui ont tenté de dire la douleur douleureusement. Pendant toutes ces années. Combien vainement.

(1)Jan Zabrana
Toute une vie. Edition établie, annotée et présentée par Patrik Ourednik. Traduit du tchèque par Marianne Canavaggio et Patrik Ourednik. Allia, 158 pp., 6,10 €.
On regrettera l'absence d'indication chronologique, d'autant que le préfacier précise que les carnets sont pour la plupart datés et numérotés.