Vous êtes déprimé, vous avez envie d'y voir clair. Vous trouvez l'époque confuse, grégaire, corrompue, bassement commerciale, lâche, fade, criminelle, nulle, absurde. Vous allez à la bibliothèque, vous choisissez des livres de la "Pléiade". Vous emportez avec vous treize Tomes de la Correspondance de Voltaire (...).
Philippe Sollers - (1) La Guerre du Goût.

Ce que je fis. Du moins, je me contentai des deux premiers tomes et du premier volume de la biographie de Voltaire (elle en compte cinq) publiée sous la direction de René Pomeau à la Voltaire Foundation (Oxford). Absolument passionnant.

Je ne savais rien, et ne sais toujours rien de Charlotte-Madeleine de Carvoisin, Marquise de Mimeure. La note de la Pléiade indique qu'il faut prononcer Mimure, qu'elle fut charmante et spirituelle et qu'elle tenait, avec son mari, un salon littéraire, rue des Saints-Pères. C'est peu.

En 1715, Voltaire à 21 ans. Il a été introduit dans le salon de la marquise. Le 25 juin, il lui écrit.

J'ai vu, Madame, votre petite chienne, votre petit chat et Mlle Aubert. Tout cela se porte bien, à la réserve de Mlle Aubert qui a été malade, et qui, si elle n'y prend garde, n'aura point de gorge pour Fontainebleau. A mon gré, c'est la seule chose qui lui manquera, et je voudrais de tout mon coeur que sa gorge fût aussi belle et aussi pleine que sa voix. Puisque j'ai commencé par vous parler de comédiennes, je vous dirais que la Duclos ne joue presque point, et qu'elle prend tous les matins quelques prises de senné et de casse, et le soir plusieurs prises du Comte d'Uzès (c'était bien la peine de faire des vers pour elle!). N**** adore toujours la dégoutante Lavoie, et le maigre N**** a besoin de recourir aux femmes, car les hommes l'ont abandonné. Au reste, on ne nous donne que de très mauvaises pièces, jouées par de trés mauvais acteur.(...)
J'ai pourtant une plus grande grâce à vous demander, c'est la permission d'aller rendre mes devoirs à M. de Mimeure, et à vous, dans l'un de vos châteaux, où peut-être vous ennuyez vous quelque fois. Je sais bien que je perdrais auprès de vous tout le fiel dont je me nourris à Paris; mais afin de ne me pas gâter tout à fait, je ne resterais que huit ou dix jours avec vous.(...)

Eté 1716. Voltaire est à Sullly-sur Loire où il est frappé d'exil. Du chateau de Sully, il écrit à la marquise :

Il serait délicieux pour moi de rester à Sully s'il m'était possible d'en sortir. M. le duc de Sully est le plus aimable des hommes et celui à qui j'ai le plus d'obligation. Son chateau est dans la plus belle situation du monde. Il y a un bois magnifique dont tous les arbres sont tous découpés par des polissons ou des amants qui se sont amusés à écrire leurs noms sur l'écorce. (...)
Il est bien juste qu'on m'ait donné un exil si agréable puisque j'étais absolument innocent des indignes chansons qu'on m'imputait. Vous seriez peut-être bien étonné si je vous disais que dans ce beau bois dont je viens de vous parler, nous avons des nuits blanches comme à Sceaux.(...)
Ne me dédaignez pas, Madame, comme l'an passé. Souvenez-vous que vous écrivites à Roy, et que vous ne m'écrivites point. Vous devriez bien réparer votre mépris par une lettre bien longue. (...) Sinon je crois que malgré les ordres du Régent, j'irai vous trouver à Paris, tant je suis avec un véritable dévouement, etc.

Juin 1719. Après avoir été embastillé de mai 1717 à novembre 1718, Voltaire mène une vie mondaine. Il s'éprend de Mme la maréchale de Villars qui l'aguiche mais finit par se refuser à lui.
A la marquise de Mimeure.

On ne peut vaincre sa destinée, je comptais, Madame ne quitter la solitude délicieuse où je suis que pour aller à Sully; mais M. le duc et Mme la duchesse de Sully vont à Villars, et me voilà, malgré moi, dans la nécessité de les y aller trouver. On a su me déterrer dans mon ermitage pour me prier d'aller à Villars, mais on ne m'y fera point perdre mon repos. Je porte à présent un manteau de philosophe dont je me déferai pour rien au monde. (...)
Je vous prie de m'envoyer le petit emplâtre que vous m'avez promis pour le bouton qui m'est venu sur l'oeil. Surtout ne croyez point que ce soit coquetterie, et que je veuille paraître à Villars avec un désagrément de moins. Mes yeux commencent à ne me plus intéresser qu'autant que je m'en sers pour lire et pour vous écrire. Je ne crains plus même les yeux de personne; et le poème de Henri IV et mon amitié pour vous, sont les deux seuls sentiments vifs que je me connaisse.

Juillet 1719

Je vais demain à Villars. Je regrette infiniment la campagne que je quitte, et ne crains guère celle où je vais. Vous vous moquez de ma présomption, Madame,et vous me croyez d'autant plus fort que je ne me crois raisonnable. Nous verrons qui aura raison de nous deux. Je vous réponds par avance, que si je remporte la victoire, je n'en serai pas fort enorgueilli. Je vous remercie beaucoup de ce que vous m'avez envoyé pour mon oeil. C'est actuellement le seul remède dont j'aie besoin; car soyez sûre que je suis guérie pour jamais du mal que vous craignez pour moi. Vous me faites sentir que l'amitié est d'un prix plus estimable mille fois que l'amour. Il me semble même que je ne suis point du tout fait pour les passions.Je trouve qu'il y a en moi du ridicule à aimer, et j'en trouve encore davantage dans celles qui m'aimeraient. Voilà qui est fait, j'y renonce pour la vie. Je suis sensiblement affligé de voir que votre colique ne vous quitte point. J'aurais du commencer ma lettre par là; mais ma guérison dont je me flatte, m'avait fait oublier vos maux pour un petit moment.(...)

Aout 1719.

Auriez-vous Madame assez de bonté pour moi pour être un peu fachée de ce que je suis si longtemps sans vous écrire? Je suis éloigné depuis six semaines de la désolée ville de Paris, je viens de quitter Le Bruel où j'ai passé quinze jours avec M. le duc de la Feuillade.(...) Je suis actuellement à Villars, je passe ma vie de château en château, et si vous aviez pris une maison à Passy je lui donnerais la préférence sur tous les châteaux du monde.(...) Je songe toujours à vous lorsqu'on me parle des affaires présentes(2) et dans la ruine totale que quelques gens craignent comptez que c'est votre intérêt qui m'alarme le plus; vous méritiez assurément une autre fortune que celle que vous avez. Mais encore faut-il que vous en jouissiez tranquillement et qu'on ne vous l'écorne pas, quelque chose qui arrive on ne vous ôtera pas les agréments de l'esprit, mais si on y va toujours du même train on pourra bien ne vous laisser que cela et franchement ce n'est pas assez pour vivre commodément et pour avoir une maison de campagne où je puisse avoir l'honneur de passer quelques temps avec vous.(...)
Adieu Madame la Marquise. Ecrivez moi un petit mot et comptez que je suis toujours pénétré de respect et d'amitié pour vous.

C'est la dernière lettre adressée à la Marquise de Mimeure que l'on connait, mais elle fera encore deux apparitions dans la correspondance.



Octobre 1724. Voltaire connait une période de gloire.
Il écrit à sa maitresse la marquise de Bernières.

Je voudrais (...) être votre gazetier dans ce pays-ci afin de ne pas vous être pas tout à fait inutile, mais malheureusement j'ai renoncé au monde comme vous avez renoncé à moi. Tout ce que je sais c'est que Dufresny est mort et que Mme de Mimeure s'est fait couper le sein.(...) La Mimeure a soutenu l'opération avec un courage d'Amazone. Je n'ai pu m'empêcher de l'aller voir dans cette cruelle occasion. Je crois qu'elle en reviendra car elle n'est en rien changée. Son humeur est toute la même.(..)

Quelques jours plus tard.
A la même.

Il faut que vous aimiez bien à faire des reproches pour me gronder d'avoir été rendre une visite à une pauvre mourante qui m'en avait fait prier par ses parents. Vous êtes une mauvaise chrétienne de ne pas vouloir que les gens se raccomodent à l'agonie.(...) Cette démarche très chrétienne ne m'engagera point à revivre avec la Mimeure. Ce n'est qu'un petit devoir dont je me suis acquité en passant (...).

La Mimeure meurt en cette fin année 1724. En janvier 1726, Voltaire s'exilera à Londres.
Cinq lettres, une vie et un portrait dessinés en creux. Je ne savais rien de la marquise de Mimeure et n'en sait guère plus (sa petite chienne, son petit chat, une colique, un emplâtre envoyé à Voltaire, le cancer du sein, le temps qui passe..., pas même un portrait) et pourtant l'espace d'un après midi je crois bien l'avoir aimé Charlotte-Madeleine de Carvoisin, Marquise de Mimeure.

(1) Sollers est un peu comme un tireur fou. A dire n'importe quoi, il est forcé, de temps à autre, en toute probabilité, d'atteindre sa cible (a).
Dans la Revue des Deux mondes (Avril 2006) il définit le XVIIIème comme l'extraordinaire rapport de force entre Pascal et Sade; non pas Pascal contre Sade, mais bel et bien Pascal et Sade. L'un et l'autre. Pan ! En plein dans le mille !
Signalons dans le même numéro un intéressant entretien avec Marc Fumaroli : Ce fut toujours depuis Montaigne et son "arrière-boutique",une vertu française que de savoir garder son quant-à-soi et y rechercher un peu de bonheur, tout en ne perdant jamais de vue la chose publique. Cet équilibre du "caractère" français s'est rompu... Fumaroli est quant à lui un tireur qui vise toujours juste.
(2) Allusion au Système de Law.

(a) C'est aussi le cas de quelqu'un comme Louis Skorecki.