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Je suis la plaie et le couteau !
Je suis le soufflet et la joue !
Je suis les membres et la roue,
Et la victime et le bourreau !
Baudelaire - L'héautontimorouménos

Alors que chacun s'ébroue autour du cadavre d'un texte de loi mort-né, la presse nous informe de la découverte spectaculaire d'un texte ancien, non biblique, considéré par certains experts comme l'un des plus importants mis au jour depuis les soixante dernières années. Rien de moins qu'un évangile daté du IIIème ou du IVème siècle attribué à Judas. Un dossier complet peut être consulté ici
Ce que le texte semble indiquer c'est que si Judas a trahit le Christ, c'est à la demande de celui-ci et ce afin d'assurer la rédemption de l'humanité : Tu les surpasseras tous. Tu sacrifieras l'homme qui m'a revêtu.(1)

Comment ne pas penser à la nouvelle de Borges - Trois versions de Judas (1944) (2) - dont l'une des sources est le Judas Iscariote (1853) de Thomas De Quincey : De Quincey imagina que Judas avait livré Jésus-Christ pour le forcer à déclarer sa divinité et à allumer une vaste rébellion contre le joug de Rome.
A la suite de l'anglais, Nils Runeberg, le théologien imaginé par Borges, reprend le personnage de Judas.
Dans un premier temps, Runeberg fait de Judas un homme qui, devinant que la divinité s'était incarné et avait souffert la passion pour racheter l'humanité a choisi au nom de tous les hommes de faire un sacrifice d'ampleur comparable.
Le Verbe s'était abaissé à être mortel ; Judas disciple du Verbe, pouvait s'abaisser à être délateur (la délation étant le comble de l'infamie) et à être l'hote du feux qui ne s'éteint pas. L'ordre inférieur est un miroir de l'ordre supérieur (...) ; Judas reflète Jésus en quelque sorte.
Les théologiens de toute confession réfutant Runeberg, celui ci modifie sa doctrine. Le désir de faire un sacrifice laisse la place à l'ascétisme.
L'ascète avilit et mortifie sa chair pour la plus grande gloire de Dieu ; Judas fit de même avec son esprit. Il renonça à l'honneur, au bien, à la paix, au royaume des cieux, comme d'autres, moins héroïquement, à la volupté. Il prémédita ses fautes avec une terrible lucidité.
Runeberg ne publie pas cette seconde version, il la révise et donne à l'impression une troisième et dernière version.
L'argument général n'est pas complexe, mais la conclusion est monstrueuse. Dieu (...) s'abaissa à être homme pour la rédemption du genre humain ; il est permis de conjoncturer que son sacrifice fut parfait, qu'il ne fut ni invalidé ni atténué par des omissions. Il est blasphématoire de limiter sa souffrance à l'agonie d'un soir sur la croix. (...) Dieu s'est fait totalement homme jusqu'à l'infamie, homme jusqu'à la réprobation et l'abîme (...) ; il aurait pu être Alexandre ou Pythagore ou Rurik ou Jésus ; il choisit un intime destin : il fut Judas. Ivre de sa découverte Runeberg erre alors dans les rues de Malmö suppliant que lui soit accordée la grâce de partager l'Enfer avec le Rédempteur. Il meurt de rupture d'anévrisme, le premier mars 1912.

On retrouve ce thème de l'indignité, de la nécessaire indignité, comme forme radicale du sacrifice dans plusieurs autres textes de Borges et notamment dans la nouvelle intitulée La Secte des Trente (1975) (3).
Dans la tragédie de la Croix - j'en parle avec toute la révérence qui s'impose - il y eut des acteurs volontaires et d'autres involontaires, tous indispensables, tous fatals. Acteurs involontaires furent les prêtres qui remirent les deniers d'argent, la foule qui choisit Barrabas, le procurateur de Judée, les soldats romains qui dressèrent la Croix de son martyre, qui plantèrent les clous et qui tirèrent au sort sa tunique. De volontaires, il n'y en eut que deux : le Rédempteur et Judas. (...) La Secte les vénère tous deux à égalité et elle absout tous les autres.

Au-delà des éventuelles influences gnostiques ce qui frappe chez Borges c'est sa terrible lucidité. Le mal existe, rien ne sert de lui opposer à la façon d'un Leibniz une certaine forme d'optimisme, de rechercher comme Rousseau un éventuel coupable, ni même comme Nietzche tenter de le dépasser, l'homme est à la fois victime et bourreau. Ou pour reprendre les mots d'un Schopenhauer :
Celui qui sait voit que la distinction entre l'individu qui fait le mal et celui qui le souffre est une simple apparence.(...) Le bourreau et le patient ne font qu'un. Celui-là se trompe en croyant qu'il n'a pas sa part de la torture ; et celui-ci en croyant qu'il n'a pas sa part de la cruauté.
Le mal est irréductiblement attaché à la vie même.





(1) Autre "revélation" du texte : le rire de Jésus.
(2) Fictions.
(3) Le livre de sable.