Aussi, Il reçut l'homme comme l'œuvre d'une image indistincte, et l'ayant placé au milieu du monde, lui parla ainsi : " Je ne t'ai donné ni une place définie, ni une apparence propre, ni aucun rôle particulier, ô Adam, afin que tu prennes et possèdes la place, l'apparence et les rôles que tu auras souhaité toi-même, par vœu et par ton propre avis. Tous les autres êtres ont une nature définie, contenue à l'intérieur de lois par moi prescrites. Toi, qui n'es enfermé dans aucun chemin étroit, tu te définiras ta nature en fonction de ton bon vouloir, en les mains duquel je t'ai placé. Je t'ai mis au milieu du monde, afin que de là tu regardes plus commodément autour de toi tout ce qui est dans le monde. Je ne t'ai fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, afin que, comme si tu étais ton propre juge et digne de te juge, peintre et sculpteur, tu façonnes toi-même ta forme. Tu pourras dégénérer vers les choses brutes du bas, tu pourras renaître vers les choses divines du haut, par le jugement de ton esprit."
Pic de la Mirandole - Oratio de hominis dignitate (Trad Marguerite Yourcenar)

Entre la vision totalisante des Houyhnhnms, où l'influence de La République de Platon se fait sentir, et le monde "hobbessien" des Yahoos le lecteur des Voyages de Gulliver ne peut choisir. A la fin du dernier chapitre des Voyages il ne reste plus rien; Swift a réussi à atteindre le but qu'il s'était assigné : tourmenter (to vex) le monde plutôt que de le divertir. En effet si il est impossible de s'identifier au Yahoos, le traitement que leur inflige Swift est par trop radical, nous n'éprouvons aucune sympathie pour les Houyhnhnms, leur société apparaissant comme étant une société essentiellement mortifère où tout désir est absent. Entre le désir infini et le refus de celui-ci il n'y a pas de place, si ce n'est pour le silence.
245 ans après Swift, un écrivain de génie revisitera le monde des Yahoos. Il s'agit de Jorge Luis Borges.
Dans la nouvelle Le Rapport de Brodie (1) Borges nous raconte avoir trouvé dans le premier tome des Mille et Une Nuits traduit par Lane (1839) un manuscrit dont il manque la première page. Le manuscrit est signé par un missionaire écossais, David Brodie. Il commence ainsi:

...de la région qu'infestent les hommes singes (Apemen) habitent les Mlch, que j'appelerai Yahoos, pour que mes lecteurs n'oublient pas leur nature bestiale et parce qu'une transposition littérale précise est presque impossible, étant donné l'absence de voyelles dans leur âpre langage.(2)

et se termine de la manière suivante:

Je ne me repens pas d'avoir combattu dans leurs rangs contre les hommes-singes. Nous avons le devoir de les sauver. J’espère que le gouvernement de Sa Majesté ne restera pas sourd à ce que ce rapport se permet de suggérer.

Mais qu'est-ce donc que suggère le rapport ? Pourquoi ces dernières lignes en faveur des Yahoos, alors que rien ne semble nous y avoir préparé ? D'abord il faut constater que Borges fin lecteur de Swift réintroduit au coeur de son texte l'indécidabilité de la fin des Voyages.
J'écris ces lignes à Glasgow. J’ai relaté mon séjour parmi les Yahous, mais j'ai glissé sur son horreur fondamentale dont je ne suis pas entièrement affranchi et qui hante encore mon sommeil. Dans la rue, je me crois encore encerclé par eux. Les Yahoos... Le narrateur est-il hanté par le souvenir des Yahoos ou constate-t-il, comme Gulliver, la ressemblance des Yahoos avec ses contemporains. Rien ne permet vraiment de le décider.
La réponse est peut-être dans ces trois indications :

- Les sorciers, eux, ont de la mémoire, mais elle est très courte ; ils peuvent se souvenir le soir de ce qui s'est passé le matin, ou même la veille au soir. Ils ont aussi le don de prévoir l'avenir ; ils déclarent, par exemple, avec une assurance tranquille : Une mouche va me frôler la nuque ou Nous n’allons pas tarder à entendre un cri d'oiseau. J'ai été témoin des centaines de fois de ce don curieux. J'ai beaucoup réfléchi là-dessus. Nous savons que le passé, le présent et l’avenir existent, dans leur moindre détail, dans la mémoire prophétique de Dieu, dans Son éternité ; ce qui est étrange c'est que les hommes puissent regarder indéfiniment en arrière, mais pas en avant. Si j'ai un souvenir des plus nets de ce voilier de haut-bord qui vint de Norvège alors que j'avais à peine quatre ans, pourquoi m'étonnerais-je que quelqu’un soit capable de prévoir ce qui est sur le point d’arriver ? Philosophiquement parlant, la mémoire n'est pas un prodige moindre que la divination du futur ; la journée de demain est plus proche de nous que la traversée de la mer Rouge par les Hébreux dont pourtant nous nous souvenons.

- les Yahoos, malgré leur barbarie, ne sont pas une nation primitive mais bien plutôt dégénérée. A l'appui de mon hypothèse, je citerai les inscriptions que j'ai découvertes au sommet du plateau et dont les caractères, qui ressemblent aux runes que gravaient nos ancètres, ne peuvent plus être déchiffrés par la tribu.

-Ils ont des institutions, un roi, ils manient une langue fondée sur des concepts génériques, ils croient, comme les Hébreux et les Grecs, en l'origine divine de la poésie et devinent que l'ame survit à la mort du corps. Ils croient à l'existence de châtiments et de récompenses. Ils représentent en somme, eux aussi, la culture, comme nous la représentons nous-mêmes, malgré tous nos péchés.

Il me semble donc que les Yahoos représentent le futur de l'humanité et que Brodie a été mis en contact avec ce futur. Ce qu'il faut donc préserver c'est la civilisation présente au nom de la civilisation future, même si celle ci est barbare afin de préserver ce qu'il y restera d'humain - Tu pourras dégénérer vers les choses brutes du bas - et il n'est d'ailleurs pas sûre que cela marche ; les hommes singes représentant peut-être un stade ultérieur. Mais il faut faire comme si.
Borges, comme Swift, ne croit guère dans les vertus du progrès mais il se positionne en deça des oppositions de ce dernier. Influencé par Voltaire - Il faut cultiver notre jardin - il pense qu'il faut juste tâcher de sauver notre civilisation car nous n'avons que celle-là.
Dans la préface au Rapport de Brodie, il écrit : Mes convictions, sur le plan politique, sont bien connues ; j'ai adhéré au parti conservateur ce qui est une façon d'être sceptique.

Aujourd'hui, je viens d'avoir quarante six ans et compte bien dans les années qui viennent continuer à exercer mon scepticisme...

(Fin)




(1) Le Rapport de Brodie - Gallimard (Trad Françoise Rosset).
(2) Il est conseillé de lire la suite de la nouvelle ici