Sawrey GILPIN - Gulliver Addressing the Houyhnhnms (1768)

Au cours de son dernier voyage Gulliver, suite à une mutinerie, est débarqué sur une île peuplée par les Houyhnhnms et les Yahoos.(1) Le mot Houyhnhnms signifie "Cheval", et étymologiquement : "Perfection de la nature". Les Houyhnhnms sont donc des chevaux ; ils figurent des êtres idéalement rationnels : Leur grand principe est qu'il faut cultiver la raison et se laisser entièrement gouverner par elle. Ils ne connaissent pas le mensonge et n'ont d'ailleurs pas de mot pour l'exprimer : La raison d'être de la parole, c'est de nous permettre de comprendre nos semblables et de recevoir des informations sur des faits. Or si celui qui me parle dit "la chose-qui-n'est-pas", c'est la nature même du langage qu'il trahit. Pour les Houyhnhnms la Nature est et ils ne peuvent discuter que de ce qui est. En conséquence ils ne peuvent comprendre le sens du mot opinion et de l'expression "point contreversé", car la raison enseigne à affirmer ou à nier uniquement ce dont on est certain. Point de Dieu, point de règles morales, chez les Houyhnhnms Eros ne peut jouer aucun rôle.

L'une des grandes qualités des Houyhnhnms, c'est qu'ils sont affecteux et charitables, et non pas seulement pour quelques individus mais pour leur race tout entière. (...) Ils ont un sens très profond de la dignité et de la courtoisie mais ils ignorent ce qu'est le formalisme. Ils n'ont pas de tendresse pour leurs poulains ou leurs pouliches, mais le soin qu'ils mettent à bien les éduquer procède exclusivement des exigences de leur raison. Et j'observais que mon maître avait autant d'affection pour les enfants de ses voisins que pour les siens propres.(...)

Politiquement les décisons sont prises lors d'Assemblées.

Je dois faire ici remarquer qu'un décret de l'Assemblée générale est appelé dans leur langue "Hnhloayn", mot que l'on peut rendre plus ou moins bien par "exhortation". Car l'idée ne leur vient pas qu'un être doué de raison doive être forcé à quelque chose. Tout au plus on l'avise, ou on l'exhorte, car personne ne peut désobéir à la Raison sans renoncer à son titre de créature rationnelle.

Ce que décrit Swift (3), c'est une société littéralement totalitaire. En l'absence de loi, et de toute contrainte seul subsiste l'opinion publique. Comme le fait finement remarquer George Orwell (2) dans un remarquable article sur les Voyages de Gulliver

The Houyhnhnms had reached, in fact, the highest stage of totalitarian organization, the stage when conformity has become so general that there is no need for a police force.



Hobbes dans le Leviathan (1651) ne dit pas autre chose lorsqu'il constate qu'il ne peut exister un individu, c'est à dire un être dont la volonté n'appartienne, en fait et en droit, qu'à lui même qu'à la seule condition que cette volonté puisse trouver une règle en dehors d'elle-même, dans une autre volonté extérieur et étrangère, qui à la force et le droit de lui imposer obéissance.
Et comme le précise Pierre Manent : C'est le cas ou jamais de le dire : il faut savoir ce que nous voulons.(4)

(1) Les citations sont extraites des Voyages de Gulliver dans la traduction de Jacques Pons (Folio).
(2) Politics vs. Literature - An examination of Gulliver's travel (Septembre 1946).
(3) Peu importe qu'il soit d'accord ou pas avec ce modèle.
(4) Histoire intellectuelle du libéralisme - Pierre Manent.

(A suivre).