A la Lousiane

Sous l'azur enflammé le vieux Mississipi
Fume. - Il est midi. - Les tortues
Dorment. Le caïman aux mâchoires pointues
Bâille, dans le sable accroupi.

Les cloches ont sonné le breakfast dans la plaine ;
Et l'on n'aperçoit plus, là-bas,
Dans les cannes à sucre et dans les verts tabacs,
Les nègres aux cheveux de laine.

Tandis que sur les champs où gisent les paniers
Des noirs étendus dans leurs cases,
Le soleil tombe droit et dessèche les vases
Nourricières des bananiers,

Chez Jefferson and Co, dont le coton, par balles,
Gorge Le Havre et Manchester,
On siffle le petit Africain Jupiter,
Un rejeton de cannibales !

Jupiter, négrillon vorace et somnolent,
Qui chérit l'éclat blanc du linge,
Un large éventail jaune entre ses doigts de singe,
S'avance d'un pas indolent.

Or, préférant, selon toutes les conjectures,
La cuisine à la véranda,
Il évente, rêveur, sa maîtresse Tilda,
En digérant des confitures.

Et, cependant qu'il suit de son gros oeil d'émail
Les zigzags sans fin d'une mouche,
L'ivoire de ses dents brille au bord de sa bouche,
Entre deux croissants de corail.

Un jour discret emplit la véranda tranquille,
Filtré par les feuillages verts ;
Les stores de rotin au hasard entr' ouverts
Laissent passer des fleurs par mille.

Nul bruit. - L'éventail bat l'air tiède et parfumé
Avec un soupir monotone ;
Un griffon de Cuba, muet, se pelotonne
Ou s'étire, ingrat trop aimé !

Deux splendides aras, de leur perchoir d'ébène
Lancent, assoupis, des clins d'yeux
Sur l'enfant noir, objet de leur secrète haine,
Et sur le Havanais soyeux.

Un macaque chéri, jeune mais blasé, grave
Comme au Sénat le Président,
Crève, plein d'insolence, et du bout de la dent,
La peau jaune d'une goyave.

Au-dehors les crapauds se taisent dans les joncs
Mystérieux des marécages.
Les moqueurs alanguis ont cessé dans leurs cages
De contrefaire les pigeons.

Miss Tilda Jefferson, une enfant paresseuse,
Paresseuse créolement,
Abandonne son corps au tangage charmant
Et doux de sa large berceuse ;

Elle est pâle, très pâle, avec des cheveux bruns,
Dans son peignoir de mousseline.
On voit à la blancheur de l'ongle à sa racine
Que son sang noble est pur d'emprunts.

Le balancin de canne où miss Tilda repose
Obéit à son poids léger ;
La chère créature au doux nom étranger
A l'oreille porte une rose.

Sa suivante Euphrasie, en madras jaune et bleu,
Aux grosses lèvres incarnates,
Rit, sans savoir pourquoi, dans un coin, sur les nattes,
Humant sa cigarette en feu.

Miss Tilda Jefferson fait la sieste ; elle rêve ;
Elle pense à son doux ami ;
Ses admirables yeux sont fermés à demi
Son nègre l'évente sans trêve.

L'oeil clos, miss Tilda suit Davis Brooks, son amant,
Sur les houles de l'Atlantique,
Tandis que Jupiter, harcelé d'un moustique,
La contemple piteusement.

Elle voit son Davis, tête hâlée et fière,
Sur le pont du schooner " The Fly ",
Qui fume, accoudé sur l'habitacle poli,
En casquette à longue visière ;

Le schooner roule et tangue, et ses mâts gracieux
Jettent leur ombre sur les lames,
Et l'ombre des huniers, des espars et des flammes...
Davis Brooks paraît soucieux.

Miss Jefferson sourit - (le fin navire lofe
Et s'éloigne), - ses doigts mignons
S'agitent faiblement, délicats compagnons
Du sein qui tremble sous l'étoffe.

Ainsi, sur l'Océan, où croise son amour,
La blanche miss Tilda s'égare,
A laquelle ce soir, en brûlant un cigare,
Trente planteurs feront leur cour.

Mais, hélas ! insensible à tant de poésie,
Jupiter pousse un cri plaintif,
Et dans son coin obscur, toujours sans nul motif,
Rit la mulâtresse Euphrasie.

Autour d'eux le chien blanc, les perroquets pourprés
Et le singe roux, tout sommeille ;
Le vent qui passe apporte, avec un bruit d'abeille,
L'odeur des ananas dorés.

Ernest d' HERVILLY (1839-1911)

Afrique occidentale
A Léon-Paul Fargue

Dans la véranda de sa case, à Brazzaville,
Par un torride clair de lune congolais
Un sous-administrateur des colonies
Feuillette les « Poésies » d’Alfred de Musset...

Car il pense encore à cette jolie Chilienne
Qu’il dut quitter en débarquant, à Loango...
– C’est pourtant vrai qu’elle lui dit "Paul je vous aime",
À bord de la Ville de Pernambuco.

Sous le panka qui chasse les nombreux moustiques
Il maudit « ce rivage où l’attache sa grandeur »,
Donne un soupir à ses amours transatlantiques,
Se plaint de la brusquerie de M. le Gouverneur,
Et réprouve d’une façon très énergique
La barbarie des officiers envers les noirs...

Et le jeune et sensitif fonctionnaire
Tâche d’oublier et ferme les yeux...

"Regrettez-vous le temps où le ciel sur la terre
Marchait et respirait dans un peuple de dieux,
Où Vénus Astarté, fille de l’onde amère... ?"

Henry Jean-Marie LEVET (1874-1906)

Bungalow

L'habitation est petite mais très confortable
La varangue est soutenue par des colonnes de bambou
Des pieds de vanille grimpante s'enroulent tout autour
Des pois d'Angole
Des jasmins
Au dessus éclatent les magnolias et les corolles des flamboyants

La salle à manger est aménagée avec le luxe particulier aux créoles de la Caroline
D'énormes blocs de glace dans des vases de marbre jaune y maintiennent une fraicheur délicieuse
La vaiselle plate et les cristaux étincellent
Et derrière chaque convives se tient un serviteur noir
Les invités s'attardent longtemps
Etendus dans des rocking-chairs ils s'abandonnent à ce climat amollissant
Sur un signe de son maître le vieux Jupiter sort d'un petit meuble laqué
Une bouteille de Xérès
Un seau à glace
Des citrons
Et une boite de cigares de Pernambuco

Personne ne parlait plus
La sueur ruisselait sur tous les visages
Il n'y avait plus un souffle dans l'air
On entendait dans le lointain le rire énorme de la grenouille-taureau qui abonde dans ces parages

Blaise Cendrars (avec la participation de Gustave Le Rouge) (1887-1961)