On connait le célèbre apologue de Zhuang-zi.
Jadis raconte Zhuang-zi, une nuit je fus un papillon, voltigeant content de son sort. Puis je m'éveillai, étant Zhuang-zi. Qui suis-je en réalité? Un papillon qui rêve qu'il est Zhuang-zi ou Zhuang-zi qui s'imagine qu'il fut un papillon?
Pascal dans les Pensées(1), à la suite de Montaigne et de Descartes, s'attela à lever cette incertitude (2), à distinguer rêve et réalité.
Qui sait si cette autre moitié de la vie où nous pensons veiller n'est pas un autre sommeil un peu différend du premier, dont nous nous éveillons quand nous pensons dormir? (Fragment 122).
Pour Pascal, ce qui nous permet d'opérer la distinction c'est la diversité des rêves; en effet :
Si nous rêvions toutes les nuits la même chose, elle nous affecterait autant que les objets que nous voyons tous les jours.(..)
Mais parce que les songes sont tous différents, et que l'un même se diversifie, ce qu'on y voit affecte bien moins que ce qu'on voit en veillant, à cause de la continuité qui n'est pourtant pas si continue et égale qu'elle ne change aussi, mais moins brusquement, si ce n'est rarement comme quand on voyage et alors on dit : "il me semble que je rêve." Car la vie est un songe un peu moins inconstant. (Fragment 662).
On ne s'attardera pas ici pour savoir si Pascal réussit à résoudre le problème de manière définitive, mais force est de constater que ce thème est récurrent dans tout un pan de la littérature. On citera, entre autres et pour mémoire, la nouvelle de Borgès - Les Ruines circulaires ou le héros s'apercoit qu'il est une créature fictive qu'un autre est en train de rêver. Ou encore le texte d'Ambrose Bierce : Ce qui se passa sur le pont de Owl Creek.
Le point commun à tous ces textes, d'où un effet de surprise amoindri pour l'amateur de fantastique, est que, pour le personnage principal, le réveil est synonyme de désillusion, voire de cruelle désillusion. La sortie du rêve est une voie sans issue. Soit qu'elle débouche sur la négation du personnage, soit que la solidité du monde réel, sa constance n'apparaissent comme des feux sur lesquels de pauvres papillons de nuit, créatures éphémères, finissent par se brûler les ailes.
Relisant la nouvelle (3) de Balzac intitulée Adieu (4) je tombe sur ceci :
A travers les voiles épais que le plus irésistibles de tous les sommeils étendait sur les yeux du major, il ne voyait plus le mari et la femme que comme deux points. Les flammes du foyer, ces figures étendues, ce froid terrible qui rugissait à trois pas d'une chaleur fugitive, tout était rêve. Une pensée importune effrayait Philippe : "Nous allons tous mourir, si je dors ; je ne veux pas dormir", se disait-il. Il dormait.
La nouvelle de Balzac n'est pas à proprement parler une nouvelle fantastique, mais ces quelques lignes, en renversant la perspective habituelle, me paraissent propice à la rêverie. J'ai conscience de "tirer" à moi le texte, mais l'idée d'un monde comme un songe où dormir nous est fatal, où le rêveur est dans l'obligation de rester éveillé, de vivre son cauchemar, me semble assez vertigineuse. Dormir, rêver peut-être, que nenni. Si le monde est un rêve, alors il nous est interdit de rêver.










(1) Pensées - Pascal - Ed M. Le Guern - Folio-Gallimard
(2) L'incertitude qui vient des rêves - R.Caillois - Idées-Gallimard.
(3) Nouvelles - Balzac - GF Flammarion. (Edition très fortement recommandée)
(4) Au cours de la débacle de la Bérézina (description sublime de Balzac), un homme pour sauver la femme qu'il aime est obligé de s'en séparer. Il la retrouve des années plus tard, folle, vivant comme un animal et ne sachant dire que le mot adieu. Le dernier qu'elle lui ai adressé. Il décide de reconstituer, grandeur nature, la fameuse bataille sur un terrain à Saint-Germain-en-Laye, afin que la jeune femme, en revivant la scène cause de son traumatisme, puisse être guérie.